🌊 Rencontre au Monastère d'Amorgos
- Curieux Hasard
- il y a 5 jours
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C'est après plusieurs jours d'hésitation que j’ai décidé de gravir les trois cents marches menant au monastère de Panagia Hozoviotissa, dédié à la Vierge (litt. « qui vient de Hozovo »), sur l’île d’Amorgos.
La montée m’oblige à plusieurs pauses qui me permettent de caresser les chats du coin (ils sont très nombreux) et de contempler la baie d’Agia Anna, lieu de tournage des premières scènes mythiques du Grand Bleu, où le petit Jacques plonge nourrir les poissons.
Accroché à flanc de falaise, le monastère trône sur la baie depuis le Xe siècle. Il a été fondé à la suite de la découverte d’une icône palestinienne de la Vierge, échouée à cet endroit au VIIIe siècle, et réputée miraculeuse.
J’arrive au monastère en sueur, cinq minutes avant la fermeture des visites. J’entre seul dans la chapelle principale, décorée de nombreuses icônes et sculptures orthodoxes, accueilli par le regard bleu du seul père qui y habite. Spyridon (son prénom) habite les lieux depuis 51 ans, il en a 72. Pour une raison que j’ignore, en entrant dans la chapelle, je suis saisi d’une forte émotion et les larmes coulent. J’y reste debout, immobile, pendant probablement vingt minutes. Ma contemplation est interrompue par le père qui m’appelle, sans doute pour signifier la fin des visites. Il porte une bure noire trouée aux coudes, et je devine une longue tresse grise sous son chapeau. Il me demande d’où je viens, ainsi que mon prénom, et m’offre une image plastifiée représentant l’une des deux icônes historiques à la source du lieu, datée du VIIIe siècle. Il m’invite à le suivre sur une terrasse blanche qui surplombe la mer Égée. Nous restons là, en silence, accoudés au parapet en béton, le regard perdu dans les nuances de turquoise. S'en lasse-t-on au bout d'un demi-siècle ?
Les minutes passent et il me fait signe de ne pas bouger, puis revient avec un vieux téléphone portable à clapet, me faisant comprendre qu'une personne au bout du fil souhaite me parler. Une dame française m’explique que le père Spyridon a été touché par ma présence et qu’il m’invite à déjeuner avec lui, mais qu'il ne parle ni anglais ni français. J’accepte, très surpris. Je comprends donc que les mots seront vains sans langue commune et qu'il va falloir communiquer depuis un autre endroit… mais pourquoi moi ?
Je le suis dans les longs et étroits couloirs du monastère, au-delà des portes arborant un signe de sens interdit. Je découvre son appartement, et la nature très particulière de cet endroit millénaire, déjà décrit dans de nombreux articles. Il règne une atmosphère indescriptible où la technologie est absente, et la vue spectaculaire, omniprésente, répond à l’âge des pierres.
Suis-je vraiment dans un lieu qui a mille ans ?
Spyridon commence à réchauffer un plat, et une odeur de cannelle emplit la cuisine. Il me fais signe de déplacer des caisses remplies d’oignons et de dresser la table. Le tout dans le plus grand des silences.
Je porte la grande marmite qui révèle aubergines, olives, carottes et tomates séchées, au dessus de laquelle Spyridon récite ce qui me semble être une longue prière, bénit le repas, coupe le pain dans un vieux tiroir en chêne et nous sert du vin. Bien que je ne comprenne rien au grec, je saisis qu’il s’agit du vin du monastère. Il semblerait que nous ne puissions rien nous dire avec des mots ; alors nous mangeons et nous sourions. Du pain, du raisin, du fromage de brebis local. Dans ce silence, j’ai tout le temps de mesurer le moment, le temps, le rien, le lieu, les odeurs, le sens de tout ceci. Je me remémore ma séance thérapeutique du matin, où je prends conscience que je me vis comme un problème, et que j’ai perdu toute estime de moi depuis un an tout pile. Je pense à mes amis Dominique et Charis, qui auraient fait de fabuleux traducteurs, et à ma compagne en pleine retraite de yoga de l'autre côté de l'île.
Son téléphone sonne et nous avons à nouveau une traductrice interposée. Il pense que je suis bouddhiste, et je réponds que, dans ma perception, les enseignements du Christ et de Bouddha sont très proches. Au moment de partir, il me remet un bracelet tissé de fil blanc et me remercie de ma compagnie. Je descends les trois cents marches en caressant les chats et en cherchant les dauphins, au loin.
Amorgos, le 15 octobre 2025


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